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Karim Madani, romancier

28 Mai

Ecrivain de banlieue,

(ok Karim, on t’avait promis de pas commencer comme ça, mais comme on est un peu marrants, on a un peu commencé comme ça quand même)

Pas du tout écrivain de banlieue

On aurait pu vous écrire un portrait de Karim Madani bien cliché, complètement à côté de la plaque. Ca aurait donné ça :

Place d’It, 19h, début mai, chaleur de dingue. Le mec est posé sur un scooter enseveli de stickers hip hop. Baggy en bas, casquette NY en haut, démarche à la Cypress Hill, flow à la Q-Tip, il nous emmène dans le ghetto où il a grandi : les streets souterraines du treize. Enfant du bitume, (oui oui on aurait écrit enfant du bitume), boy in the hood, il s’est forgé seul, lisant ses premiers classiques en écoutant le Wu-Tang, trouvant dans les galères de sa tess l’inspiration de ses premières rimes. Il a roulé sa bosse dans la presse hip hop, fréquenté les gangsta du Bronx, gratté son Moleskine en esquivant les balles perdues de règlements de compte sinistres. Sa prose est aiguisée comme une lame, pointue comme un couteau, chauffée comme une flamme et puissante comme un fusil d’assaut (© Raggasonic). Etc.

Et ça aurait été un beau tissu de conneries.
Pour enfermer Karim à double tour dans la case où on le met en général si volontiers, on vous aurait ajouté cette petite interview vidéo, sur fond de beats k1ri.

Le tour aurait été joué.

Mais voilà, Karim Madani est parisien et pas de banlieue, écrivain et pas rappeur, influencé par George Pelecanos et pas par Beat de Boul. Oui, il a travaillé 10 ans dans la presse hip hop, il a aimé cette musique à la glorieuse époque des 90’s, quand elle avait encore quelque chose à dire : « je suis tombé dans la marmite du hip hop à partir du premier album de Public Enemy en 89. J’étais surtout rap ricain, même si comme tout le monde j’écoutais les premiers I AM, NTM, MC Solaar, et puis aussi Sléo, Lionel D… » Mais aujourd’hui, il n’en écoute presque plus. En revanche, il reste accroc au jazz et à ses premières révélations musicales, Charlie Parker, Coleman Hawkins, John Coltrane, qu’il admire depuis ses 13 ans.
Il parle à 200 à l’heure, sort 12000 références à la minutes, passe de Fritz Lang au street art d’une phrase à l’autre, le plus naturellement du monde. Il est passionné, tout entier tourné vers son oeuvre et charrie avec lui l’univers dans lequel se débattent ses personnages : un monde urbain et sombre, populaire et violent. Il travaille ses phrases à voix haute comme Flaubert, prend des notes en regardant The Wire pour en désosser la dramaturgie, construit ses intrigues en suivant les conseils du structuraliste lituanien Algirdas Julien Greimas.

Un romancier, un vrai.

Il était une fois dans le 13ème

C’est l’histoire d’un gamin de douze ans boulimique de lecture, lâché dans la bibliothèque Jean-Pierre Melville à côté de chez lui, rue de Tolbiac. Un gamin qui a du goût : Agatha Christie, Conan Doyle, non merci. Lui préfère par Chester Himes et Edward Bunker – « un truc avec une vraie mythologie derrière, une capacité à retranscrire une ville, une époque ». Il s’enfile aussi les BD de Tardi, Muñoz et Sampayo, Frank Miller, Robert Crumb… Déjà s’esquisse l’univers qui sera celui de ses romans.

Fac de lettres et premières piges pour les pionniers de la presse hip hop (RER, l’Affiche), voyages tous frais payés aux States pour des interviews de 50 cents, Busta Rhymes, Maria Carey : « des artistes de merde, avec des discours super formatés. Se taper 7 heures d’avion pour aller parler à ces gars dans des chambres d’hôtel, c’est pas très intéressant. » Alors Karim décale le retour et se ballade dans le New York underground des années 90, au moment où le grand nettoyage ordonné par le maire Rudy Giuliani commence à transformer la ville. « Je suis allé rencontrer les Goons. Des gangsters juifs qui vivent dans des cités à Brooklyn. Ils sont dans un délire un peu particulier : ce sont des mecs un peu priapiques, à fond dans la weed, parano à mort, en plein dans la théorie du complot. J’avais fait un papier hip hop sur eux, mais je trouvais le format journalistique frustrant, j’ai pas pu exploiter ce que j’ai vu comme je le voulais. Du coup j’ai proposé un autre texte, plus récit de voyage, à une revue littéraire, Inventaire invention (disparue depuis). Elle l’a publié. Ca s’appelait Fragments de cauchemar américain. Mon premier bouquin. »

Depuis, K.M. en a publié plusieurs autres : Hip Hop Connexion (Sarbacane, 2007), Les Damnés du bitume (Belfond, 2008), Cauchemar périphérique (Philippe Rey, 2010).

Un quatrième est en route et sera publié dans la Série Noire, chez Gallimard.

« J’ai compris que t’écrivais pas un bouquin comme ça »

Retour en arrière : nous sommes en 97, K.M. choppe un rendez-vous avec Samuel Blumenfeld, un journaliste du Monde très branché sur la culture américaine, qui dirige alors la collection Soul Fiction, aux éditions de L’Olivier (George Pelecanos, Charles Perry…). « Je suis parti voir ce gars avec un manuscrit sous le bras. Il m’a dit c’est bien, mais il faudra que tu bosses. En fait le truc était pas bon. Les dialogues étaient pas bons, les personnages étaient pas bons, c’était pas assez construit… J’ai compris que t’écrivais pas un bouquin comme ça. »
Depuis, il a gagné en professionnalisme, avec une obsession, l’histoire, et une référence, les Américains. « Ici, on a de la matière. Paris est une ville de dingue. Mais on ne sait pas l’exploiter. En France, tout est toujours traité façon MJC, sociologie. Contrairement aux Etats-Unis, ici, les mecs sont pas dans la narration, alors qu’on a des histoires de malade : la French connexion, les frères Zemmour… Un truc sur la banlieue, ça va tout de suite être une sorte de manifeste où le mec pleure. Pas d’histoire. »

Pour Karim, la dramaturgie, c’est la clé. Pour construire ses intrigues, il suit les conseils de Greimas, le sémioticien. « Il décrit 5 étapes fondamentales :
– la situation initiale : tu présentes les personnages, le contexte dans lequel ils vivent. Par exemple, un type va dans un parc avec sa fille,
– l’élément déclencheur et perturbateur. La fille se fait kidnapper,
– les péripéties et rebondissements. Tout ce que le mec va faire pour récupérer sa fille,
– la résolution. Est-ce qu’il la récupère, est-ce qu’il la récupère pas?
– la situation finale, qui doit restaurer l’équilibre de la situation initiale. Greimas dit qu’il faut souvent finir sur une fin ouverte. »

Voilà, vous savez tout maintenant. En pratique, ça donne ça : « je construis d’abord un squelette super détaillé de l’histoire. Une fois que j’ai ce synops qui va du début à la fin, je commence à écrire. J’écris pas un mot avant. »

Principal avantage de cette technique, le risque de digression non maîtrisée disparaît quasiment. « Dans plein de romans français, il y a ce problème de construction. La première phrase t’entraîne dans 4 chapitres qui ne servent strictement à rien. Alors que dans une fiction, il faut prendre le lecteur par le col. Le mec il est là, il s’appelle comme ça, vous allez suivre son histoire, ça va se passer pendant 24h, 48h, une semaine… Après, t’es beaucoup plus libre quand tu sais que ta structure est solide. »

Mainstream, pas mainstream ?

Ecrire comme Fred Vargas, comme Frank Tilliez, une série de polars vendus à 50000 ex, c’est tentant. Et d’après Karim, c’est même pas très compliqué.
« L’éditeur de mon deuxième roman, Cauchemar périphérique, m’avait donné les 5 règles pour faire un bouquin mainstream. Il te faut:
– un personnage récurrent (ex. : un commissaire qui fume une pipe, à tout hasard),
– une intrigue pas trop compliquée, pour ne pas perdre le lecteur,
– des phrases simples, courtes,
– un arrière grand père ou une mère qui déboule et découvre que son fils n’est pas…
– toutes les 20 pages, un cliffhanger, un truc qui va t’accrocher. »

Le problème, c’est qu’à la fin, c’est de la merde. « J’ai lu Frank Tilliez, en diagonale. Ca vaut pas un épisode de NCIS. Si c’est pour entendre des légistes sortir des banalités autour d’un cadavre, non merci. Ces auteurs-là, ils sont pas dans ce moment contemporain que moi j’essaie d’explorer, dans ce bordel organisé qui et à l’œuvre aujourd’hui. »

« Faut que ça cogne, faut vraiment que ça cogne »

Un style, une voix, un univers, un climat, pour Karim, tout cela ne fait qu’un. « Quand t’écris, il faut avoir une voix. Dès les premières lignes d’un bouquin, tu sais si t’es embarqué avec un type qui a une voix ou pas. Dès le début tu dois amener le lecteur dans un univers, faut avoir un univers en fait, la voix c’est ton univers. Moi j’aime que les auteurs qui ont un univers. C’est comme quand t’écoutes de la musique, t’entends un son, tu sais que le mec a un univers. Tu vois un tableau, tu sais que c’est un Jackson Pollock. »

Alors comment tu fais toi, Karim ? « J’adore le climat, faut que j’instaure un climat. S’il y a pas de climat il y a rien. Le climat, c’est comme quand tu regardes un film d’Abel Ferrara, le mec il a un climat de malade. Genre Bad Lieutenant : le type est en train d’embrasser une statue en plâtre du Christ dans une église, juste devant un latino complètement défoncé… Moi tu vois, je vais t’écrire un chapitre avec une sorte de ligne de basse un peu glaireuse qui sort d’une bagnole, montrer un charclo dans un parc… Faut tu sentes le côté un peu asmathique, qui va te mettre mal à l’aise, je veux que le lecteur ait presque un point de côté en me lisant. »

Incisif, heurté, nerveux, le style de Karim est à l’unisson de ses exigences météorologiques. « Chez moi c’est très saccadé, très rythmique. C’est lié au jazz, où il y a vachement ce genre de rythmique un peu éclatée, surtout dans le free. La musicalité de la phrase, le rythme de la phrase, c’est hyper important. J’écris beaucoup avec l’idée de sampling, de ligne de basse, de batterie, de syncope… Je fais une lecture à voix haute. Si ça sonne pas, j’efface. »

Sa hantise, écrire des trucs plats, ou fades. « J’ai pas le temps pour ça. T’écris un roman, si ça se trouve c’est le dernier que tu vas faire, alors si c’est pour dire des banalités… Je raconte pas mes vacances, j’essaie de construire une oeuvre. Alors tu vois faut que ça cogne, faut vraiment que ça cogne. »

PS : Bravo à Karim qui vient d’obtenir le prix « polar en plein coeur 2011 », pour son livre Cauchemar périphérique (éd. Philippe Rey).