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Nine Antico, auteure de BD

14 Sep

Rue St Denis, Paris 2. Des femmes légèrement vêtues et des boutiques de textile improbables. Au fond d’une cour aux recoins sales, l’escalier et l’ascenseur. Les deux mènent à l’atelier de Nine Antico. Ca tombe bien, c’est là qu’on va. On prend l’ascenseur parce qu’on peut être deux blogueurs sportifs et musculeux et parfois – rarement – faire comme tout le monde, pour voir. Il y a une fausse sonnette collée sur la porte. On ne se fait pas du tout avoir comme des débutants. On vérifie seulement que c’est bien une fausse sonnette.
Deux fois.
Et là, on entend des pas dans l’escalier. C’est elle. Tout de suite, la fille te met à l’aise. Elle est en retard, comme nous. Sportive de bon matin, comme nous. Elle boit des mugs de café en fumant des clopes d’eau pétillante, comme nous. Bref, comme l’inénarrable Christine Boutin parlant de sa campagne présidentielle, « on a le feeling ».

En fait, la principale différence entre Nine Antico et nous, c’est qu’elle a publié trois bandes dessinées. Alors qu’elle doit mourir d’envie d’avoir un blog, évidemment. Bon, ça viendra peut être, nous-mêmes avons pas mal lutté avant la consécration. En attendant, Nine passe donc ses journées à écrire des histoires et à dessiner dans un grand deux-pièces qu’elle partage avec deux comparses.

L’atelier

C’est un bureau de rêve. Des livres et des dessins partout. Des ordis avec des saucisses en fond d’écran. Et surtout une déco entre Goodbye Lenine et L’auberge espagnole faite de vieilles cartes postales de camping sur leur présentoir tournant, d’une statue en plâtre peint de Mao adulé par les foules, d’un nu psychédélique au point de croix. En lecteurs assidus de Kant et de sa « Critique de la faculté de juger esthétique » on se dit : « putain c’est chanmé ici ».

Donc Nine dessine. Depuis toujours. Sans entrer non plus dans le cliché de la gamine exclue qui griffonne dans les marges de son cahier. « J’étais première de ma classe. Parfois deuxième. Troisième je pleurais », confesse-t-elle. (Comme nous encore une fois. Sauf qu’on pleure jamais). Pour l’artiste en marge de la société, on repassera. Des parents aimants, des potes qui valident ses coups de crayon, des résultats scolaires qui suivent. On commence à entendre les violons, c’est le passage mièvre de l’interview. Rassure-toi lecteur, après c’est mieux, y’aura du sexe et tout, c’est promis.

Les taules

Tout a beau avoir l’air rose comme ça au début, Nine se prend quand même les pieds dans le tapis. D’abord refoulée des écoles d’art après la 3ème, puis de nouveau après le lycée. « J’ai passé un concours pour rattraper un BTS. Je suis arrivée complètement complexée. Tout le monde avait le matériel, tous les trucs. Moi j’avais des crayons de couleurs et de la gouache dont je ne savais pas me servir ». Lose. Peu importe, elle s’accroche, commence à bosser à 19 ans et continue à dessiner, frénétiquement, dans des petits carnets noirs qui s’empilent aujourd’hui dans son atelier. Beaucoup de croquis de concerts, nerveux, mais aussi des situations de tous les jours. Souvent des annotations jouxtent le dessin.

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Elle commente. « Ca c’était dans le parc de Belleville. Y’avait un petit bébé mignon avec des grosses chaussettes. Sa mère nous a dit qu’il avait la polio, ça a un peu cassé l’ambiance ». Voilà, vous commencez à saisir le genre d’anecdote qui fait le sel de Nine Antico.

Bref, on est au début des années 2000, elle démarche la presse, décroche ses premières illustrations dans Trax ou Nova Magazine. Pas de quoi en vivre, mais bon. A l’époque, le POTAJ n’existe pas encore, alors c’est un peu la classe.

La niaque

« J’avais un optimisme débordant. Y’a une nana qui m’a dit « il est temps, vous savez, vous pouvez encore reprendre des études. C’est important vous savez » ». Preuve que, contrairement à une idée répandue, les gens pas visionnaires ne sont pas tous conseillers d’orientation. « J’étais prête à encaisser les non. Aujourd’hui encore, je suis bancale sur certains points. Mais ça ne sert à rien d’attendre de maîtriser, sinon tu ne fais jamais rien. Les maladresses font aussi partie du chemin ». Ca c’était la partie « Maitre Yoda » qui t’enseigne la life. Nous, on a pas compris, vu qu’on fait toujours tout bien, du premier coup, y compris (et peut être surtout) le tarama maison. Mais bon, on fait passer le message, au cas où.

Nine commence sa première bande-dessinée en 2006, en prenant conscience qu’elle peut scénariser ses croquis. Étonnant, pour une nana qui de son propre aveu, n’a jamais lu beaucoup de BD elle-même. « C’était ma force, je venais de nulle part, sans influence directe ». Ça, c’est le genre d’arguments qui marche jamais à un entretien d’embauche : « salut, je connais rien à votre biz, mais bon j’envoie pas mal. Ça peut le faire ? » Pourtant ça marche. Elle débarque avec ses trente première pages chez un éditeur. Et un an et demi de boulot plus tard, qu’est ce qu’on trouve en librairie ? Ça :

Avec son petit côté 60’s, ses bords de cases arrondis, ses persos parfois juste esquissés qui donnent un ton doux-pastel-qui-n’y-paraît-pas, Nine raconte des histoires de filles bien cash. Pas des conneries à la Disney avec un Prince en carton. Plutôt un genre de Riad Sattouf mâtiné de Grazia. Des vraies histoires où ça clashe dans des petits ricanements ou des envolées hormonales. « J’avais envie de parler des bons mots, des trucs très durs, du côté cruel et incisif des histoires de filles. Le revers de la médaille. Parce que t’en chies quand même pas mal. C’est de là que vient l’humour aussi ». Les collants qui filent, les épilations foirées, les fantasmes foireux, les jalousies amicales… Un goût de bubble-gum collégien, avec ce qu’il faut d’acidité et d’amertume. Particulièrement dans ses deux premières BD, « Le goût du paradis » et « Girls don’t cry » (toutes deux sélectionnées à Angoulême), où elle fait vivre tout un petit monde de filles, seules ou en bande. « Je me trouve aussi superficielle qu’elles, avec les travers et les charmes de la superficialité. J’essaie d’insérer là-dedans un peu de mélancolie et de tristesse. Un deuxième degré pas aussi guilleret que ce que les personnages peuvent exprimer ».

Le cul

Pour son troisième opus, « Coney Island Baby », Nine abandonne le filon « petites histoires du quotidien », pour se lancer dans une BD croisant les histoires de deux égéries de la révolution sexuelle aux USA : Betty Page et Linda Lovelace (fais pas genre tu te souviens pas du nom de l’actrice de Gorge Profonde, coquin de lecteur). « J’avais envie de parler du rapport des femmes à leur séduction. Ce qui m’intéresse en général c’est quand même le personnage féminin, ses ambiguïtés. C’est le fil rouge ».

Et le porno alors, c’est juste vendeur ?

« J’ai pas l’impression d’être provocante. Je vais pas vers les trucs faciles, croustillants, racoleurs. Dans la scène de sexe, je préfère montrer Linda Lovelace qui s’essuie après. Je trouve ça assez touchant comme geste. Tout le monde s’essuie, mais on le voit jamais ». Pas de complexe à parler cru donc, mais avec un regard de biais, un petit décalage. « C’est ça la vie. C’est mignon et en même temps tu te coinces le bras quand tu couches avec quelqu’un. Y’a des bruits bizarres… Y’a rien de complètement uniformément chouette. On montre pas assez ce côté bêtisier, prise de tête du sexe ». Là, les rédacteurs du POTAJ se regardent interloqués, eux qui font l’amour comme dans les films, mais, professionnels avant tout, l’interview continue.

Le Rubiks Cube

Ce qu’il faut qu’on vous dise, c’est que si Nine a accouché de trois BD – eh ben c’est comme l’accouchement en vrai, Churchill style, avec du sang et des larmes (ne nous remerciez pas pour cette délicieuse image de Winston sur la table d’accouchement qui vous trotte maintenant dans la tête, ça nous fait plaisir). « Il y a la phase intellectuelle où là c’est le casse-tête. Pendant six mois, t’es bloqué à essayer de résoudre des équations, à tourner le Rubiks Cube dans tous les sens pour pas partir dans la mauvaise direction. C’est angoissant. T’as toujours peur de faire de la merde. Tu te dois à toi-même d’être exigeant. Tu as peur de décevoir. Parfois, t’as beau être en famille, entre amis, tu rumines des trucs. Ces temps ci, tous les matins, j’essaye de scénariser ma nouvelle histoire. Et l’après-midi je bosse sur le dessin, l’encrage, pour un autre album. J’alterne le travail intellectuel et l’exécution ». Je vois bien. Personnellement, j’alterne travail intellectuel et bière, c’est le même concept.

Au prochain épisode…

Pour ceux qui n’ont pas lu Nine Antico, il faut commencer par s’enchaîner « Le goût du paradis », « Girl’s don’t cry » et « Coney Island Baby », de préférence vautré dans un Chesterfield en cuir anglais et un paquet entier de Pim’s. Pour ceux qui auraient malheureusement achevé ces trois volumes, tranquillisez-vous, les prochaines ne sauraient tarder. Au programme, une sorte de suite de « Girls don’t cry » en huit chapitres qui doit sortir au printemps, où les filles ont grandi et rentrent dans le vif du sujet. « Ca se passe la nuit. Avec ce qu’il y a de complexe, de brinquebalant, quand tu couches avec quelqu’un, que t’as vingt ans, que tu es dans ta sexualité active, que tu tentes des trucs,… ». A lire à plusieurs donc, dans le même Chesterfield, avec ou sans les Pim’s.

Egalement à venir, une BD qui parlera du milieu musical des années 60-70 en Californie via un personnage de groupie, Pamela Des Barres, pour laquelle elle a obtenu une bourse de voyage. Et un scénario de film. Certains lui ont déjà proposé des adaptions, poliment déclinées pour l’instant. « Tant que je suis autonome financièrement, que je n’ai pas d’enfant à charge, je préfère ne travailler qu’avec des gens que j’aime ».

Cool, nous, on le prend comme un compliment, forcément. Enfin tant qu’on n’arrive pas dans un prochain album. « On retrouve des phrases, des bribes, des situations, mais personne peut s’identifier clairement », assure-t-elle. N’empêche que si y’a deux journalistes musculeux dans ta prochaine planche, on sera pas dupes.

Fidèle lecteur, si tu as lu jusqu’ici, tu as bien mérité – en plus de notre admiration – ce deuxième extrait pour te remettre de l’effort intellectuel.